Par un beau matin, dans un petit village de l'est du Royaume des Hautes Terres, un bien étrange personnage à cheval s'engage dans la rue principale, ou plutôt l'unique rue du village. Sans doute attiré par les bruits de la forge, l'homme, apparemment un vieillard, se dirige vers le forgeron, d'un air grognon.
Arrivé devant la forge, le vieil homme descend de son cheval, sans prendre la peine de l'attacher à la barrière, ni de garder les rennes dans un main. Le vieil homme regarde alors le forgeron, qui daigne à peine lui jeter un oeil, et engage la conversation:
- C'est une belle matinée, non?
- Ouais, mais mon cheval a perdu un fer, et Elle m'a obligé à venir ici.
- Mais ce n'est pas une jument.
- Ce n'est pas mon cheval qui m'a obligé à venir. Les chevaux ne parlent pas, sauf si on tend l'oreille. Non, c'est de la voix que je parle.
- La voix?
Le forgeron se demande alors si son possible client n'est pas un peu dérangé.
- Ouais, celle qui est dans ma tête.
- Votre conscience peut-être?
- On peut dire ça, mais elle n'est pas toujours là. Vous pouvez vous occuper de mon cheval?
- Bien sûr, mais pouvez-vous payer?
Le vieil homme sort de sous sa tunique une bourse bien ronde, et en sort une pièce d'or, un véritable Telgani d'or, et la lance au forgeron. Le forgeron regarde le Telgani d'or et s'assure qu'il est vrai, et ceci fait, il prend un air servil, comme s'il se trouvait face à un grand seigneur.
- Vous en aurez une autre après le travail.
- C'est beaucoup monseigneur. Pour cette somme, je vais même regarder les autres fers et voir s'il faut les remplacer ou bien les nettoyer.
- Quand aurez-vous fini?
- En m'y mettant tout de suite, j'aurai fini en début d'après-midi.
- Ah, mais quand donc?
- En début d'après-midi, monseigneur, après déjeuner.
- Ah, c'est l'heure de déjeuner?
- Non, monseigneur, ce n'est encore que le matin. Mais si vous avez faim, vous pouvez aller à la taverne avec l'enseigne en forme de sanglier.
- Ah, et où est-elle?
- Eh bien, à cinquante pas d'ici monseigneur, dans la rue où nous nous trouvons.
- Merci bien, c'est vrai que je commence à avoir faim.
Et le vieil homme s'éloigne, mais du mauvais côté. Le forgeron lui crie :
- C'est de l'autre côté, monseigneur.
Et le vieil homme fait demi-tour, et continue son chemin. Le forgeron se dit tout bas :
- C'est un drôle de gars ce vieillard. Il n'a même attaché son cheval à la barrière. Tu dois être bien dressé toi pour rester là sans t'enfuir.
Le vieil homme arrive devant la taverne, ouvre la porte et hêle le tavernier :
- Tavernier, à manger et à boire.
L'aubergiste sort par une porte proche, un bol et une cruche dans les mains, toisant d'un oeil perplexe le vieil homme, couvert de poussière, et dit :
- Bonjour étranger? Ce matin, j'ai du gruau d'hier que je réchauffe, du lard, et de la soupe,...
Le vieil homme sort sa bourse bien rebondie, pioche deux Telgani d'or, et l'aubergiste ouvre de grands yeux, et sourit de toutes ses dents.
- ... et aussi des œufs frais, du vin de Hal Kedrin, de la bière de Tuld, du pain frais, et du saucisson, monseigneur.
- Je veux des œufs au plat, et du lard grillé. Mettez-moi aussi du saucisson avec du bon pain, et une cruche de bière..
Il tend sa main et lâche les pièces dans la main ouverte du tavernir. Celui-ci rentre vite par la porte des cuisines et donne la commande du vieil homme, qui s'assied à une table quand l'aubergiste revient avec un nappe propre et une serviette.
L'aubergiste nettoie rapidement la table et met ensuite la nappe sur la table, tout en se fendant d'un large sourire à son client. L'aubergiste disparaît alors de nouveau dans les cuisines, et en ressort avec du saucisson et du pain, avec un couteau et une serviette propre, qu'il dépose sur la table et demande :
- Monseigneur a tout ce qu'il désire?
- Vous avez de l'eau chaude pour un bain?
- Bien sûr, nous avons une baignoire dans les chambres. Je vais tout de suite vous en préparer une, monseigneur.
Le tavernier parti à sa tâche, le vieil homme se retrouve seul. Il est le seul client de la matinée apparemment, quand il commence à parler :
- Quoi? Tu m'as amené ici exprès? C'est toi qui a déferré mon cheval alors? Non?... tu n'avais pas prévu ça? Aha, tu n'es pas aussi puissant que ça. Quoi?... ce n'est qu'un détail pour toi? Mais moi, sans cheval, je serai obligé de marcher, et je mettrai beaucoup plus de temps pour faire ce que tu m'as demandé. Quoi?... tu as tout ton temps parce que tu es immortel, pas moi. Non, je te parle plus, égoïste.
A ce moment, une jeune fille sort des cuisines, portant un plat avec des oeufs au plat, et du lard grillé. A la vue de cette nourriture fumante et à sa bonne odeur, le vieil homme retrouve son sourire et sa bonne humeur. La jeune fille pose le plat sur la table, regardant le vieil homme d'un œil curieux, et dit :
- Voilà vos œufs et votre lard grillé monseigneur. Avez-vous vu mon père? Il n'est pas revenu aux cuisines.
- Il me prépare un bain, petite. Tu es sa fille?
- Oui monseigneur.
Le vieil homme prend du pain qu'il coupe et s'attable, alors que la jeune fille monte à l'étage. Une fois son repas achevé, le vieil homme voit la jeune fille qui remonte de nouveau, du savon et des serviettes à la main.
- Elle était redescendue? C'est étrange, mais bon, quand je mange, je mange. Aubergiste, où êtes-vous?
L'aubergiste sort d'une chambre à l'étage, se penche à la balustrade et dit :
- Votre bain est prêt, monseigneur. Ma fille vous a monté du savon et des serviettes propres.
- Dites, il n'y a pas beaucoup de monde par ici.
- C'est que clients arrivent en général tard le matin, surtout ici. La cité la plus proche est de l'autre côté de la montagne là, au nord du village, mais il n'y a pas de routes praticables à travers elle. Les routes ne font que contourner la montagne, et pour arriver tôt là-bas, à Laetinor, il faut partir d'ici très tôt. Les deux clients que j'hébergeais sont partis avant le lever du soleil, avec quelques provisions de bouche pour le chemin.
- C'est la montagne qui vous gène?
- Oh ça, c'est sûr qu'elle gêne. Sans elle, ou avec une bonne route rapide, notre village se développerait plus vite, et j'aurai plus de clients.
- Bien, je dois prendre mon bain.
Le vieil homme se lève et monte à l'étage. Le tavernier lui ouvre la porte, et le vieil homme aperçoit une baignoire fumante, et la jeune fille portant un seau près de la baignoire.
- Nous vous laissons monseigneur. Profitez bien du bain, parce que si vous allez à la cité, vous en pour au moins trois ou quatre jours.
- Et à travers la montagne? Si on va tout droit?
- Eh bien, si cela était possible, vous en auriez pour une journée ou deux de marche, mais comme je vous l'ai dit, il n'existe pas de routes.
- J'en ferai une, je suis pressé.
- Un ancien roi avait tenté de faire une route, mais il n'y est jamais arrivé, le roc est trop dur. Je vous conseille vivement la route de l'est.
Ceci dit, le tavernier et sa fille sortent, fermant la porte.
- Au fait, pourquoi je suis ici?... Ah, un bain?... Tu veux que je prenne un bain?...Ça va pas non. Tu insistes?... Bon, bon, d'accord, j'y vais.
Et, le vieil homme se prépare à entrer dans son bain, mais une voix lui dit :
- [i]Ôte d'abord tes vêtements souillés, Aymdar.[/i]
- Ah bon? Il faut que je me dévêt? Bon, d'accord.
A peu près une demi-heure plus tard, le vieil homme sort de la chambre, enveloppé dans des serviettes de bain et crie :
- Aubergiste, aubergiste, où es-tu?
L'homme sort des cuisines, l'air empressé et dit :
- Ici monseigneur, que voulez-vous?
- Avez-vous quelques vêtements propres? Elle ne veut pas que je remette ceux que j'avais en entrant.
- Qui donc, monseigneur?
- Ma voix, bien sûr.
- Oh, monseigneur aime plaisanter. Oui, je peux vous prêter quelques vêtements, le temps d'aller voir la vieille Merin qui vous en fera de nouveaux. Shanna,...Shanna, viens vite. J'ai besoin de toi.
La jeune fille sort des cuisines et porte un regard interrogateur vers son père.
- Oui, père. Que veux-tu?
- Va me chercher Merin. Et dit-lui que j'ai un client pour elle.
- J'y vais père.
- Bon, suivez-moi monseigneur.
Quelques instants plus tard, la vieille Merin arrive et s'attèle à sa tâche. Une fois vêtu de nouveaux habits, le vieil homme sort sa bourse, tire deux Telgani d'or et les remet à la vieille Merin complaisante.
- Merci beaucoup, monseigneur, c'est beaucoup trop pour les quelques frusques que je vous ai confectionné.
La vieille Merin sort, et l'aubergiste en profite pour entrer et dire :
- Monseigneur, c'est presque l'heure du déjeuner. Voulez-vous rester pour vous reposer un peu, ou déjeunerez-vous maintenant?
- Eh bien, je pense que je vais déjeuner maintenant. Qu'avez-vous au menu?
- Du gigot d'agneau, du bœuf, du veau, et de la volaille, monseigneur.
- Je prendrai de la volaille, et du bœuf aussi, avec de la bière.
- Bien monseigneur, je vais vous préparer une table.
Et le tavernier dort de la chambre, suivi par le vieil homme qui découvre que la taverne a d'autres clients à présent, certains discutent, d'autres boivent, et d'autres encore rient.
Après avoir descendu l'escalier, le tavernier installe le vieil homme à une table, avec une nappe propre, du pain et du saucisson, et aussi un peu de fromage. La jeune fille, Shanna, sort des cuisines, en portant plusieurs chopes de bière, et en passant devant la table du vieil homme, elle en dépose une en lui disant :
- Monseigneur n'a besoin de rien pour le moment?
- Non, petite. Sauf que j'ai faim.
- Patientez monseigneur, mon père prépare votre viande et les accompagnements.
La jeune fille repart et distribue les autres chopes qu'elle porte. Après un long moment, l'aubergiste sort des cuisines, portant des plats fumants composés de viandes et de divers légumes.
- Voilà, monseigneur. Je vous souhaite un bon appétit.
- Amenez-moi une cruche de bière, j'ai encore soif.
- Bien, monseigneur.1
Bien plus tard, après avoir dîné, le vieil homme sort de nouveau deux Telgani d'or qu'il remet à l'aubergiste, et un troisième à la jeune fille, étonnée, mais réjouie.
Le vieil homme sort de l'auberge, et se dirige enfin vers la forge. Il en tend les bruits du marteau sur l'enclume, et regarde le forgeron. Celui-ci arrête le travail et relève la tête.
- Vous avez fini?
- Oui, monseigneur, il y a quelques instants j'ai posé un fer tout neuf à votre cheval. Les autres fers sont en bon état, et j'ai demandé à mon aide de s'occuper de les nettoyer, et de brosser votre cheval.
Le vieil homme sort trois Telgani d'or et les remet au forgeron en lui disant :
- Vous donnerez une pièce à votre aide.
- C'est trop, monseigneur. Je vous remercie pour votre générosité, mon aide n'est pas là pour le moment, mais je vous remercie en son nom, monseigneur.
- Où est mon cheval?
- Là, dans l'écurie, monseigneur, et sellé, fin prêt à partir.
- Bien, je vais le prendre alors.
(à suivre) |