Prologue.
Les marches de l’étroit escalier de marbre que je gravissais défilaient à toute vitesse. La faible lueur des torches suffisait tout juste à les éclairer, révélant quelque inégalité. Elles étaient très usées, aussi bien à cause de leur âge que par le passage de nombreux Nobles. Le marbre était effrité par endroit et je faillis trébucher, manquant de casser le frêle arc de bois que je tenais à ma gauche, une flèche encochée. Je jetai un regard derrière moi. Personne. Depuis qu’on m’avait obligé à rejoindre l’étage supérieur, mon cœur s’était mis à battre de plus en plus vite tout au long de mon ascension. Je remarquai alors que les murs de pierre blanche, étroits et vierges de toute décoration, étaient recouverts de suie obscure. M’arrêtant dans ma course, je m’approchai de celui de droite et le touchai. La suie poisseuse était encore chaude. À cette découverte, mon cœur battit de plus belle. Reprenant ma course, j’étais quasiment parvenu au sommet de l’escalier lorsque j’entendis un léger sifflement fendre l’air derrière moi.
Me jetant à terre, j’exécutai un prompt demi-tour en jurant, évitant de justesse deux fines aiguilles, ces traits mortellement silencieux dont la Noble avait la parfaite maîtrise. En une fraction de seconde, je bandai mon arc et tirai. Tendant alors ma main droite d’un geste sec, je créai ainsi une lame d’air qui amplifia la vitesse de ma flèche. La Noble esquiva mon projectile non sans mal, mais répliqua en me lançant deux nouvelles aiguilles pendant son plongeon ; en vain, puisque j’en avais profité pour atteindre vers le haut des escaliers.
Si cette Noble était ici, cela ne pouvait signifier qu’une chose : l’autre était resté seul à l’étage inférieur. Ne sachant si je devais me réjouir pour mes amis ou m’inquiéter pour moi-même, je continuais à courir aussi vite que possible dans le nouveau couloir sombre qui s’ouvrait devant moi. Une statue représentant quelque seigneur se tenait farouchement contre le mur sur ma gauche, et je fus tenté de me cacher derrière pour tendre une embuscade à la Noble. Non, c’était incontestablement une idée pitoyable, étant donné que j’étais sur un terrain qui m’était inconnu, alors qu’elle était tout à fait à l’aise dans ce manoir. Ne m’étonnant pas plus que cela qu’elle se soit lancée à ma poursuite, je ne pris pas le temps de détailler la statue ni de regarder les quelques tableaux qui ornaient les murs. Je constatai simplement que la vieille pierre avait laissé place à une tapisserie claire mais de très mauvais goût, cornée et arrachée dans les angles.
Au bout de ce bref couloir, j’arrivai à une intersection. Guidé par ce sentiment qui m’était si familier dans ma jeunesse, je pris immédiatement à gauche. Une nouvelle volée de marche s’élançait à l’assaut de la partie haute de la demeure. Je n’entendais plus rien derrière moi : soit j’avais distancé la Noble – chose difficile mais envisageable à cause de sa longue robe jaune – soit elle avait pris un autre chemin pour me surprendre un peu plus loin. Redoublant de méfiance, je gravis les dernières marches qui m’amenèrent à une belle porte sur laquelle semblait être représenté un paysage de la plaine de Taïmyre. Fort heureusement pour moi l’accès n’était pas verrouillé, et je ne percevais aucune lueur émanant de la pièce adjacente. Je reprenais mon souffle et, après quelques secondes, j’ouvris la porte avec gaucherie, veillant cependant à ne pas faire le moindre bruit.
L’antichambre était vide, à l’exception d’une grande armoire contre laquelle je me cognai maladroitement. Presque à tâtons, je réussis à contourner un pan de mur qui coupait la pièce en deux. J’aperçus alors une porte similaire à celle que je venais de refermer, si ce n’était la lueur qui en provenait. Je respirai vivement, replaçant mon arc en bandoulière. Mon cœur battait toujours la chamade, et de la sueur perlait sur mon front et sur mes tempes. La poitrine serrée, les poumons soulevant ma cage thoracique à grand peine, je me concentrai pour deviner ce qui pouvait bien m’attendre de l’autre côté.
Je sentis l’air de la salle qui se déplaçait au gré du vent émergeant probablement d’une fenêtre ouverte. L’atmosphère devait y être plus légère que dans l’antichambre, en cette fin d’après-midi. Je me réjouis de cette opportunité qui, malgré la hauteur de l’étage auquel je me trouvais, me permettrait de m’échapper par l’ouverture si les choses tournaient mal.
Je fronçai les sourcils. Il y avait deux personnes à l’intérieur. Ne sachant que faire – rebrousser chemin et prendre le couloir de droite ou bien entrer à mes risques et périls – j’essayais désespérément de regarder en dessous de la porte, au cas où j’aurais pu ne serait-ce qu’entrapercevoir un des deux occupants de la pièce. À ma courte déception, je distinguai seulement des chaussures écarlates à talons, ainsi qu’une paire de bottes brunes. Comme elles gisaient sur le sol, je me fis la réflexion que les occupants de la pièce ne s’attendaient pas à voir débarquer quelqu’un. « Peut-être un bon point pour moi, » pensai-je sceptique.
C’est alors que la porte par laquelle j’étais entré s’ouvrit. L’ombre de la Noble se découpa bientôt sur le mur et sur l’armoire. Ne réfléchissant plus, je bondis vers la seconde porte, jurant intérieurement contre moi-même de n’avoir pas vérifié si celle-ci était close ou non.
Je l’ouvris en invoquant les éléments, et confectionnai une misérable barrière de vent avec le peu de force qu’il me restait, sachant pertinemment que trois petites aiguilles suffiraient à la percer. Je me retournai alors, tout en bloquant la poignée de la porte avec ma dague.
Ce que je vis me laissa tout simplement bouche bée. Mon cœur rata un battement, mes poumons refusèrent de fonctionner correctement. Hébété, je crus que le monde s’éteignait autour de moi, me laissant seul dans la pièce avec la personne qui me faisait face. Ce sentiment que je n’avais pas ressenti depuis un peu moins d’un an m’assaillait de nouveau, plus fort que jamais.
C’était tout bonnement impossible. Comment… ?
Sentant mes forces m’abandonner, je lâchai un et un seul mot en m’évanouissant. Son prénom.
- Isaac… |