La voiture stoppa quelques mètres devant elle, lui barrant presque le passage. La vitre côté passager s’ouvrit laissant apercevoir l’éclat d’une grosse bague dorée sur une main poilue. Un visage d’homme caché par des lunettes de soleil se penchait vers la portière.
- Hé, ma p’tite ça te dirait de voir une longue…
- Votre gueule, vieux dégueulasse !! Laissez-moi partir ou j’appelle les flics !! (Ma maman elle m’a dit qu’il faut être poli donc je le vouvoie)
La jeune fille avait saisi son portable d’une main et une bombe lacrymogène de l’autre. L’homme rit mais démarra sans demander son reste.
Elle se disait que sa mère était inconsciente pour l’envoyer comme ça le soir apporter le reste de gâteau à sa grand-mère. A croire qu’elle n’avait jamais lu Perrault.
Elle voulu rentrer chez elle mais il ne lui restait plus qu’à tourner au coin de la rue et elle serait chez sa grand-mère, de toute manière rentrer aurait été plus long. Elle téléphonerait à sa mère pour la prévenir qu’elle resterait dormir là-bas, pas question de sortir à nouveau dans les rues pour croiser un autre pervers.
Elle arriva au bas de l’immeuble et appuya sur le bouton de l’interphone.
- Mamie, c’est moi.
- Ah, c’est toi mon ange, crachota l’appareil qui aurait dû être changé depuis un certain temps, tire la chevillette et…
- Mamie, j’ai pas envie de jouer, il fait froid…
- Bon, bon je t’ouvre…
La jeune fille monta les escaliers, l’éclairage ne fonctionnant pas, elle heurta une marche et s’étala de tout son long sur le palier. Une porte s’ouvrit bloquée par une chaînette, un homme, le regard furieux, apparut dans l’entrebâillement.
- C’est quoi tout ce raffut !!? On peut pas être tranquille chez soi !? Vous avez vu l’heure ? Y’en a qui bossent ici !!
La jeune fille préféra ne pas répondre: elle connaissait ce vieux fou, il avait la gâchette facile et elle savait qu’un soir il avait tiré par la fenêtre sur des jeunes qui s’amusaient à exaspérer le voisinage par des bruits de scooters.
Elle monta encore un étage, une porte était ouverte laissant s’émaner de cet appartement une délicieuse odeur de pain d’épices et de sucreries. Une vieille dame aux airs de sorcière se tenait dans l’encadrement.
- Prends donc un gâteau, dit la vieille femme avec une voix grinçante
- Non merci j’ai pas faim madame…
- Alors une sucrerie, un chocolat, une guimauve, un caramel.
- Non, je vous ai dit vieille peau !! Vous êtes sourde ou quoi !?
- Bouffe ça que jte dis, bordel !!! (Elle lui enfonce un gâteau dans la bouche)
La jeune fille appréciant finalement les gâteaux, entra chez la vieille femme et dégusta quelques sucreries en compagnie de deux enfants, une fille et un garçon. Ils avaient tous les deux un pendentif sur lequel il était gravé un H pour l’un, et un G pour l’autre.
Se rappelant subitement la raison pour laquelle elle était venue, elle se résigna à quitter gâteaux, bonbons et barbe à papa et à filer chez sa grand-mère qui l’accueillit joyeusement.
- Bonsoir mon ange, entre donc, j’ai de la visite tu sais, c’est le monsieur pour la télévision par câble, tu pourras me conseiller, c’est bien que tu sois là. Mais tu as quand même mis du temps à monter les escaliers !!
- Kyaaa !! Mais mamie c’est pas un monsieur pour la télé !! C’est un mec-chelou-pervers !!
- Euh, non pas exactement pas "chelou" juste un loup, après pour pervers hum… c’est pas exactement ça non plus je…
- On s’en fout !!! Cette fois j’appelle les keufs, mamiiiie appelle la police !!
La vieille dame ne comprenait rien à la scène, mais la voix de sa petite fille l’avait affolée, elle l’avait vu tirer de son sac comme une sorte de petit insecticide qu’elle braquait sur le monsieur de la télévision par câble. Elle se dirigea donc vers le combiné.
- Hum, madame, je pense qu’il n’est pas nécessaire d’appeler la police puisque ici nous sommes dans un conte… Je pense qu’il serait plus judicieux de chercher les coordonnées d’un garde-chasse. Cependant, les gardes-chasse en banlieue parisienne, ça ne court pas les rues… Et toi, la p'tite qu’est-ce que tu me veux avec ta lacrymo ? Laisse ça !
D’un coup de main fulgurant, il fit tomber son arme des mains de la jeune fille. Quatre traînées rouges, quatre coups de griffes zébraient son poignet. D’un bond il fut derrière les deux femmes et les accula dans l’angle du salon.
Un vase tomba avec grand fracas…
- Par laquelle je commence, alors, la vieille ou la jeune ? D’un côté, je me dis que je devrais garder le meilleur pour le fin, alors d’abord la mamie, mais de l’autre je me dis que je serais moins en appétit, alors non d'abord la jeune…? Ah !! L'étrange peine !! Douloureuse agonie qui s'offre à mon âme. Abomination de mon être qu'est ce malheureux dilemme. Il est ce que les hommes, et les diables, et les dieux ont de plus horrible, et cruel, et douloureux… Hélas que pourrais-je donc faire ? Manger la première une viande tendre et juteuse ou la deuxième une peau vielle, sèche, ratatinée et dure ? J'en viens à implorer ce que les hommes, et les diables, et les dieux ont de plus puissant et…
Tout à coup, un coup de feu éclata. La balle toucha le loup en pleine tête. Le sang en jaillissait à flots maculant de rouge le jogging à capuche de la jeune fille.
- C'est pas fini tout ce bruit !!?
Dans l'encadrement de la porte se tenait un homme, rouge de colère et la carabine encore fumante. Il avait une carrure massive et imposante, sa barbe d'un noir très foncé semblait avoir des reflets bleuâtres. Son visage était déjà marqué par quelques griffure du temps et son ventre formidable le faisait ressembler à un ogre…
Le voisin du dessous.

Tout fut donc bien qui fini bien. Quelques mois plus tard la jeune fille épousa le voisin en gage de reconnaissance. Elle aurait sûrement pu trouver mieux comme époux que ce garde-chasse retraité au caractère épouvantable. Il faut dire qu'elle était très belle: une peau blanche comme la neige, de longs et soyeux cheveux ténébreux des lèvres rouges comme le sang… Mais que cela ne tienne: il l'avait sauvée et selon la loi des contes, ils devaient maintenant vivre heureux et avoir de nombreux enfants qu'elle devrait faire taire parce qu'ils feraient trop de bruit.
Cependant en plein milieu de la cérémonie dans la salle de mairie quasi-déserte, la jeune fille s'échappa en courant. Personne ne pu la rattraper. Dans l'escalier, elle perdit l'un de ses escarpins. Un jeune homme qui passait par la le ramassa et cria: "Mademoiselle, mademoiselle !!…" Il était amoureux.
Mais ça c'est une autre histoire…