Hunt Island, 11e jour d'Arisis, 1238
La nuit était calme. La forêt alentour résonnait des craquements des Vigialberos noctambules, tandis qu'au loin retentissait, par intermittences, le cri d'un tigre solitaire.
Autour du feu de camp, trois personnages se préparaient pour une nuit à la belle étoile. Une odeur agréable de viande grillée emplissait l'air. Tiot*Gamin, un garçonnet vêtu d'une salopette rouge, secoua légèrement sa broche pour faire tomber la graisse de la viande sur le feu crépitant. Il poussa un soupir à fendre l'âme.
Tiot*Gamin - 'tain c'est relou de devoir griller c'te bouffe morceau par morceau ! On peut pas tout faire d'un coup ?
Bomek' - Non, c'est comme çâ, un point c'est tout coâ. Fô être pâtience. C'est l'règlementâtion.
Tiot*Gamin - Ouais, ben les règles, moi j'm'en bats les boutons de salopette.
L'homme-grenouille, emmitouflé dans une peau de tigre encore lardée de coups d'épée, était occupé à envelopper les morceaux de viande cuite dans des sacs de congélation. La viande, en effet, était conservée dans les congélateurs de la banque, en attendant que Gorn eût acquis un peu plus de constitution.
Bomek' et Tiot*Gamin accompagnaient dans ses périples le chevalier à l'armure jaune, Gorn Valim. Et ce, depuis le désastre du temple de Gjanajo. Gorn, le regard perdu dans flammes ondulantes du feu de camp, se remémorait douloureusement cet épisode. Il avait fait partie d'un groupe visant à anéantir le féroce Demonhell. En plus de Bomek' et de Tiot*Gamin, il avait été accompagné de Pangalorr le Sanguinaire, une vieille connaissance toujours aussi brutale, et de Pipipopo, un joueur RP. Mais celui-ci avait perdu la vie au cours de l'affrontement (du moins jusqu'à sa prochaine résurrection). Malgré tout, les quatre survivants du groupe avaient réussi à venir à bout de Demonhell, de façon inattendue : le démon s'était volatilisé en effleurant l'armure de Gorn ! Hélas, cette victoire avait mis Pangalorr dans tous ses états. Le colosse barbu n'avait cessé de maugréer au sujet d'un "bug de scénario", il prétendait qu'ils n'étaient pas censés tuer Demonhell, que maintenant un certain Œil demeurait à jamais inaccessible, bref tout un charabia que Gorn n'avait pas compris. Il avait cependant élevé la voix, et tout cela s'était achevé en séance de PKtage en plein donjon. La dispute eut un terme aussi surprenant que définitif : Pangalorr avait été froidement tué par le chevalier.
Ce n'était certes pas le premier meurtre que commettait Gorn. Mais, si on mettait à part les milliers de monstres qu'il avait occis au cours de sa courte carrière de chevalier, il s'agissait de son premier véritable meurtre de sang-froid. Ses quelques autres homicides avaient été perpétrés dans des situations de batailles ou de combats ; en pleine guerre, quand tout le monde se tape dessus, il est recommandé, et souvent, même, bien vu, de participer à la folie générale. Mais là, le contexte était différent. Pangalorr avait été réduit à l'impuissance. Faisant fi de tout honneur de chevalerie, oubliant les règles du duel, Gorn avait frappé Pangalorr alors que l'attention de celui-ci avait été détournée. Et, non content de son geste, il avait tranché la tête de son antagoniste.
Qui aurait cru qu'une simple dispute pouvait en arriver là ?
Gorn réfléchissait à ce qui l'avait conduit à perdre son sang-froid légendaire. Cela lui arrivait de plus en plus souvent. Au début, il avait mis cela sur le compte de la fatigue, de l'aspect routinier de sa vie de chevalier ou de son goût immodéré pour la boisson pourpre (les bubulles avaient en effet relancé son intérêt addictif pour le breuvage vesperaen). Mais il lui fallait se rendre à l'évidence : il devenait irascible, susceptible, sarcastique, agressif. Et il se repliait sur lui-même. Si Bomek' et Tiot*Gamin n'avaient pas insisté pour l'accompagner, il serait reparti seul pour Hunt Island afin de se battre contre les tigres. Mais les deux ex-salariés du Temple du Savoir avaient proposé leurs services pour gérer toute la viande que Gorn laissait dans son sillage. Ainsi, le chevalier pouvait se consacrer à la sacro-sainte mission du chevalier : la chasse à l'expérience. Il avait en effet une épouse à rattraper. Un chevalier n'était après tout qu'un barbare en armure, et il était humiliant, pour un barbare, d'avoir une épouse de dix levels de plus que lui, non mais et puis quoi encore.
Les premiers jours sur Hunt avaient été difficiles. Bomek' et Tiot*Gamin ne cessaient de se faire agresser par les PKs et les Libellules anthropophages, et Gorn avait passé les premières heures à sauver ses écuyers amateurs. Mais à présent, l'homme-grenouille et le garçon étaient rompus à la tâche. En échange de leurs services, Gorn les aidait à chasser les tigres - et étonnamment, Bomek' et Tiot*Gamin se débrouillaient très bien. Une franche camaraderie semblait maintenant lier les trois compagnons et, même, une certaine familiarité.
Tiot*Gamin - Tu fais encore la tête, Gornou ?
Gorn Valim - *se tire de sa rêverie* Mm ? Non, non. Je réfléchissais, c'est tout.
Bomek' - Tu t'en veux encore pour Demonobelle ? Bâh c't'idiot. C'était un méchant mâchin. En plus, il â fait une grôsse trâce sur ton armûre.
En effet, la partie dorsale de l'armure jaune avait pris, depuis lors, une teinte plus sombre, aussi indélébile que la marque noire laissée par le sortilège démoniaque qui l'avait frappé de plein fouet, il y avait des années, semblait-il à Gorn.
Gorn Valim - Je me disais... Que cette armure devenait encombrante. C'est pas un pouvoir que je peux activer ou désactiver, comme un sortilège... Non, c'est toujours là. Je voulais le tuer, Demonhell, mais ça a été si... soudain. Et si un jour un démon que je ne veux pas tuer touche mon armure par inadvertance ? Sur un simple geste, je sais pas moi, de sympathie ? Pouf, il se réduit en cendres aussi ?
Bomek' - Un démon sympâ ? Non mais tu rigoles ou coâ ?
Gorn Valim - J'ai rencontré des démons qui avaient un bon fond.
Tiot*Gamin - Pff t'es trop un mytho, toi. Ça existe pas, des démons gentils. Un démon c'est méchant, et pis c'est tout.
Gorn Valim - Je ne sais pas. Je me rappelle les derniers mots de mon père, sur son lit de mort... Il me prévenait de ne pas bâtir d'opinions sur la base de préjugés. Que les apparences sont souvent trompeuses. Et que le bien et le mal n'existent pas. Il disait... *trémollos dans la voix* qu'il avait été victime de cette vision erronée du monde. De cette philosophie simpliste qui n'est qu'une illusion. Je n'ai jamais saisi ce qu'il voulait dire, mais je crois que je commence à comprendre... et à croire qu'il avait raison. Comme je regrette de ne pas l'avoir écouté...
Bomek' et Tiot*Gamin échangèrent un regard, n'osant interrompre la séquence émotion.
Gorn Valim - Et il y a Pangalorr, aussi... Je ne comprends toujours pas ce qui m'a pris.
Tiot*Gamin - Ben y t'avait cherché, l'aut' tarlouze. Il a eu que c'qu'il méritait ! Une grosse raclée, pu rien plein d'sang !
Gorn Valim - Mais je ne voulais pas le tuer ! Juste lui donner une leçon...
Bomek' - Bâh, c'était un PKâ, ces gens-lâ il faut les tuer sinon c'est eux qui t'tuent, coâ.
Gorn Valim - Vous n'avez pas écouté ce que j'ai dit. *soupir* Et même, et même si vous aviez raison... Enfin... Je l'ai décapité... Je lui ai tranché la tête... C'était... C'est... horrible...
Bomek' - Horrible ? T'es un chevâlier bizârre, coâ. Des meurtres horribles, y en a des dizaines par jour. On est à Vesperâe, coâ, les têtes se tranchent à tours de brâs ! *hausse les épaules* Suffit de lire la gâzette, ou d'âller sur le forum rolepoleï, vous verrez bien qu'il y â des massalâcres plus âbabominabes... Et ceux qui les ont perpéplâtrés ne se prennent pâs le champignon pour si peu...
Tiot*Gamin - Ben ouais, l'est mort quoi, on s'en bat les blobs qu'il ait pu d'tête...
Gorn Valim - Mais alors, qu'est-ce qui nous différencie des démons ?
Tiot*Gamin - Rho, ça y est, l'est r'parti dans sa philo lui. J'suis trop pas un intello, moi. Et pis j'suis trop jeune.
Gorn Valim - Et qu'est-ce qui nous différencie des monstres que nous combattons ?
Tiot*Gamin - ...
Bomek' - Bâh, c'est des monstres, faut les tuer, coâ.
Gorn Valim - Et nous ? Nous sommes les monstres de qui, alors ?
Bomek' - Oh lâ lâ lâ lâ lâ lâ lâ lâ lâ lâ ! Discutâiller avec vous, çâ donne plus mâl â la tête qu'une pârtie de bloboboll !
Gorn Valim - Vous comprenez pourquoi j'ai perdu ma bonne humeur, alors. *soupir* Je commence à me demander si la chevalerie est faite pour moi. Si c'est bon pour la santé du chevalier de se poser tant de questions. J'en connais pas beaucoup, d'ailleurs, de chevaliers qui se posent des questions. *re-soupir* Ah ben. Voilà que je critique encore ma guilde à demi-mots. *se reprend et se force à sourire devant ses compagnons* Enfin. Bon, on mange quoi ce soir ?
Tiot*Gamin - Viande de tigre... -_-"
Bomek' - Et moi j'ouvre une boâte de spécialité en conserve ! Vous en voulez toujours pâs ? J'en ai encore plein !
Gorn Valim et Tiot*Gamin - *précipitamment* Non !
Les trois aventuriers mangèrent mécaniquement, sans grand appétit. La lumière du feu formait un sanctuaire naturel qui éloignait les prédateurs nocturnes. Seuls les bruits de la forêt de Hunt Island leur parvenaient, avec ses cris, ses gloussements, ses craquements et ses meuglements.
Tiot*Gamin - Tu sais, Gornou, t'es trop un loser de te prendre la tête avec ces histoires. T'as une super armure de ouf qui zigouille les démons, si j'étais toi j'irais direct à la RV et j'leur f'rais rentrer les dents dans leur glotte à tout l'monde !
Gorn Valim - Hé ! Elle me rend pas invincible !
Tiot*Gamin - Bah, t'as qu'à esquiver. Allez, z'y-va, comment qu'ça s'rait trop badant ! *_*
Gorn Valim - Non, non, en plus je sais même pas quels sont "exactement" ses pouvoirs !
Bomek' - T'as jamais essayé de l'identiflier ?
Gorn Valim - Si, mais j'ai pas le temps ! Ya toujours une quête à faire. J'me suis renseigné auprès d'un mage, il m'a dit qu'elle était pas magique mais je lui fais pas complètement confiance. Et pour prendre rendez-vous à l'Ecole de Magie de Trigorn, c'est galère, il y a plein de paperasses à remplir. Et puis les prêtres... Pff *hausse les épaules* Z'ont d'autres shaamahs à fouetter, apparemment.
Bomek' - Je connais des gens, peut-être que je pourrais la faire identifier... Faudrait me la confier, cependant.
Gorn Valim - *vivement* Ah non !
La grenouille eut un mouvement de recul devant la violence de la réaction du chevalier.
Gorn Valim - Pardon. On m'a déjà fait le coup, vous savez... On a essayé de me la voler comme ça. Un soldat royal, en plus. Ce qui rejoint ce que je disais tout à l'heure.
Bomek' - Mais... Je ne comptais pâs la voler, coâ.
Tiot*Gamin - *à Bomek'* Hi hi lol ! Ouais mon œil tu l'vois ? Hein ? Tu l'vois çui-là ?
Gorn Valim - *hausse les épaules* Bof, de toute façon, je m'y suis fait. Je ne pourrais plus m'en passer, de cette armure. Même si les gens se moquent de moi, parfois. Elle est quand même bien pratique.
Le gamin s'ébroua, désireux d'en finir avec cette conversation.
Tiot*Gamin - Bon on parle d'aut'chose ? Hé ! Si on s'bourrait la gueule à la bépé ?
Bomek' - Bonne idée, Tiot*Gamin ! Trinquons !
Le garçon ouvrit sa gourde et remplit trois gobelets du breuvage, qu'il tendit ensuite à Gorn et Bomek'. Puis il leva le sien.
Tiot*Gamin - À... euh... À la boisson pourpre !
Bomek' - Ouais ! Qu'elle nous mélange le cervelot et nous empêche de trop réflexionner à tout çâ coâ !
Gorn ne répondait pas. Ses yeux étaient fixés sur le contenu de son verre.
Gorn Valim - La couleur du chevalier. Rouge. Voilà à quoi se résume notre vie. Boisson pourpre et meurtres sanglants.
Tiot*Gamin - Rhooooo !!!! C'est relou, y fait beau et tout, on est là pour faire la teuf ou pour chialer comme des braillous ?
Bomek' - Ce n'est pâs en vous âplâtissoyant sur le pâssé que vous irez de l'âvant, coâ !
Gorn Valim esquissa un sourire.
Gorn Valim - Vous avez raison. Buvons.
Il leva son verre et le but d'un trait.
Et tomba dans les pommes, sous l'effet du puissant somnifère dilué dans la boisson.
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Impression de chute interminable...
Chevalier dans le vide abyssal qui l'avale...
Visions d'un autre temps, vestiges d'une autre époque...
Passé, présent, futur qui s'entremêlent, s'entrechoquent.
Une procession de moines, figurines faméliques, formes floues traversant furtivement les tréfonds d'une forêt noire.
De hauts elfes, au port altier, se prosternant avec déférence devant une créature à l'aura majestueuse presque palpable.
Un guerrier à l'armure vermeille, embrassant un démon hurlant de douleur.
Scènes de sang, de carnage, de destruction.
Une explosion silencieuse de lumière aveuglante.
Cinq silhouettes en pourpoints jaunes, chevauchant dans un désert de rocailles.
Un homme encapuchonné, jeune et pourtant si vieux, parcourant une forêt ensoleillée.
Deux vagabonds aux yeux fous, hagards, qui se changent en statues de glace.
Scènes de meurtres, de massacres, de violence.
Une salle perdue, au sol tapissé de pierreries, aux murs ornés de tapisseries.
Un vieux mage qui voyage.
Un fortin assiégé par une gigantesque armée.
Scènes de guerres, de tueries, de luttes acharnées.
Trois silhouettes sombres qui se dressent devant un mur de ténèbres.
Une femme, brune, aux grands yeux clairs, au sourire sincère et amoureux.
Le père de Gorn, Yalo Valim, qui, vêtu de son armure jaune, le regarde attentivement.
Yalo Valim - *de la condensation s'échappe de sa bouche quand il parle* Ho là, réveille-toi, espèce de pervers !
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- Ho là, réveille-toi, espèce de pervers !
Gorn se redressa brusquement. Un froid glacé l'avait brusquement envahi.
Trois individus le regardaient avec un dégoût teinté de mépris.
- Ah, ces noobs, ils feraient n'importe quoi pour inspirer la pitié.
- Exhibitionniste !
- Y a des enfants qui viennent XPer ici, tu sais ?
Derrière les trois hommes, farouches guerriers armés jusqu'aux dents, deux femmes, guerrières elles aussi, pouffaient de rire en regardant Gorn, une lueur moqueuse dans le regard. Le chevalier, alors, comprit pourquoi il avait ressenti une fraîcheur soudaine.
Il était étendu à même le sol neigeux, nu comme un serpent vert.
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