Mercredi 18 avril (6ème année de guerre)

Cela faisait maintenant trois jours que Shu ne m'avait plus adressé la parole, comme s'il mijotait quelque chose ; mais je n'avais pour l'instant encore ressenti aucun mauvais pressentiment vis-à-vis de lui. Trois jours que je l'observais, parfois même inconsciemment. Je m'étais mise dans la tête de découvrir qui il était vraiment, tout comme lui voulait savoir qui j'étais. C'était comme une sorte de défi de savoir qui de nous deux en premier découvrirait la véritable identité de l'autre. La sonnerie de la fin des cours du matin retentit beaucoup plus rapidement que ce à quoi je m'étais attendu, me tirant de mes pensées, je pris mes affaires et quittais la salle, direction celle des arts martiaux sans même prendre la peine de faire ma pause déjeuner. Comme tous les mercredis après-midi, je devais m'occuper du club de bô-jutsu. Avant que les autres n'arrivent, je me changeais au vestiaire et m'échauffais. Le club ne comptait pas beaucoup de membres, six pour être exacte. Que des garçons, tous plus jeunes que moi ; mais on s'entendait bien et une bonne ambiance régnait à chacune de nos séances, c'était donc un vrai plaisir de travailler avec eux. L'heure de la séance approchant, je commençais à organiser la salle, plaçais les tatamis, sortait le matériel, ... Mais juste avant de commencer, j'eus droit à une personne supplémentaire qui vint se porter volontaire pour m'aider. Cette personne ne pouvait être évidemment que Shu.
-Salut Aka ! Me lança-t-il d'un air jovial à l'autre bout de la salle, arborant un grand sourire, comme si de rien n'était.
Mon expression se renfrogna un peu, avant de renchérir :
-Qu'est-ce que tu viens faire là, je suis occupée !
-Ne monte pas sur tes grands chevaux, me répondit-il innocemment, je viens juste te proposer mon aide vu que je n'ai rien de spécial à faire cet après-midi.
D'un coup, j'entendis des chuchotements parmi les membres du club dont j'en compris des bribes. A l'entente de la mention de « petit-ami », je foudroyais du regard la personne en question qui n'osa plus dire un seul mot par la suite. Je pris Shu à part et après quelques explications qui ressemblèrent plus à des sermons, j'acceptais qu'il participe. Je ne regrettais pas du tout mon choix, la séance se déroula parfaitement bien dans l'entente et la bonne humeur, et je pus faire bien plus que ce que j'avais prévu. Vers seize heures, je libérais les membres qui allèrent se doucher et se changer, pendant qu'avec Shu, je rangeais la salle en silence. Pendant cet instant, je fus extrêmement perplexe vis-à-vis de lui et me demandait bien quel petit jeu il jouait avec moi cette fois-ci. Où était passé le Shu dénué d'expressions de dimanche dernier, c'est comme si ce n'était pas lui ; sa personnalité était totalement différente. Je me rappelais exactement de son visage ce jour-là, lors de notre combat. Je me rappelais aussi de tout ce qu'il m'avait dit, je me souvenais de tout dans ses moindres détails ; mais néanmoins, dans mon esprit, quelque chose coinçait avec une petite chose : « des yeux montrant le signe du pouvoir des démons ». Il avait sûrement bluffé sur ce coup, c'était tout simplement impossible, j'étais un ange, pas un démon ; mes ailes étaient blanches, pas noires. J'étais même très probablement le dernier ange a avoir survécu à la tragédie d'il y a 6 ans, rien que ça ...
-Hey Aka ! Me cria Shu de l'entrepôt du matériel, qu'est-ce que tu fais ?
Sortant brutalement de mes pensées, je me rendis compte que j'étais debout à l'arrêt au beau milieu de la salle, le dernier tatami à la main. Mais avant même que j'eus le temps de réagir, il rajouta :
-Laisse, je vais le faire, va prendre ta douche.
D'un geste robotique, je lâchais le tatami et me rendis au vestiaire chercher mes affaires sans mot dire. Je me sentais fatiguée. Une bonne douche devrait m'aider à me redonner du tonus. Tous les autres avaient fini, j'étais donc seule dans ma cabine de douche jusqu'à ce que Shu me rejoigne, dans la cabine juste à côté. Je l'entendis se déshabiller, ouvrir le robinet, prendre la paume de la douche. Avant que je ne m'en rende compte, mon coeur battait la chamade. Je m'empressais de fermer le robinet, de m'enrouler dans une serviette et de sortir, mais Shu fut d'une telle rapidité qu'il sortit en même temps que moi, seulement vêtu d'un caleçon. Sur le coup, je voulus le sermonner à propos de ça, mais à mieux le regarder, je ne pus que rien dire. Il avait vraiment un physique de rêve, des muscles fins et parfaitement proportionnés. Il me regarda et en voyant mon air un peu hébété, ne put s'empêcher de sourire :
-Qu'est-ce qu'il y a ?
-R ... rien, bafouillais-je.
-Dans ce cas tu ferais mieux de te dépêcher de te rhabiller où tu risques d'attraper froid, me préconisa-t-il d'un ton extrêmement doux et amical.
Shu se dirigea ensuite vers son vestiaire. Ce n'est qu'à l'entente de la fermeture de la porte que je me décidais enfin à me déplacer vers mon vestiaire à mon tour. Je m'assis ensuite sur le banc. J'étais perdue. Vraiment perdue. Je ne savais plus quoi penser. J'en tremblais. Shu.

Me ressaisissant, je m'habillais rapidement et au moment où je m'apprêtais à quitter la salle d'arts martiaux, je sentis qu'on me retenait par la bras. Je me retournais et vit Shu arborant le même sourire que tout à l'heure :
-Désolé si je t'ai surprise, mais vu que tu n'as pas pris de déjeuner, je me suis dit que ça te dirait de le prendre avec moi maintenant.
-Il est un peu tard pour ça maintenant, non ? Me méfiais-je.
-Mieux vaut tard que jamais, non ? Et puis ... arrête d'être constamment sur tes gardes avec moi, c'est un peu lourd à force.
Le fait d'avoir été si franc et direct avec moi me frappa un peu, et me vexa surtout. Je ne sus quoi répondre, jusqu'à ce que mon ventre gargouilla bruyamment, manifestant sa réponse à ma place.
-Bon, me résignais-je, tu as gagné cette fois-ci, j'abandonne.
Après tout, peut-être qu'il savait aussi se montrer gentil. Pour aujourd'hui, je décidais de baisser ma garde.

En raison du mauvais temps dehors, nous nous installèrent à l'intérieur de la salle, par terre assis contre un mur. Du sac en plastique qu'il tenait, Shu en sortit un grand plat dans lequel plein de petits plats trônaient. Tout semblait si bien organisé.
-Ça n'est pas moi qui l'ai préparé ... me dit Shu comme sur un ton d'excuse.
-Tant que ça se mange, moi ça me va ! Lui répondis-je affamée. Bon appétit ! M'exclamais-je avant même d'avoir pris mes baguettes.
En silence, nous nous mîmes à manger. Pour un plat acheté tout prêt, c'était vraiment bon. Bien meilleur que ce qu'on pouvait manger à la cafétéria du pensionnat en tout cas.
-T'as goûté à ceux-là, me demanda soudainement Shu en me montrant ce qu'il tenait du bout de ses baguettes. Ce sont mes préférés.
-Non, lui répondis-je.
-Dans ce cas, tiens, c'est le dernier.
-Je ... je peux quand même manger toute seule ! M'outrageais-je.
-Allez, ouvre la bouche, tu vas pas en faire tout une histoire quand même.
-Ok, me résignais-je en ouvrant la bouche et en avalant ce que me donna à manger Shu. Mais ne te méprends pas.
-Me méprendre sur quoi ?
-Laisse tomber ...
Je sentis mon visage s'empourprer. Il ne restait à présent plus grand chose à manger dans le plat. Je décidais de m'attaquer à l'aliment le plus délicat à attraper avec des baguettes : la tomate cerise. Celle-ci échappa à mes baguettes plusieurs fois de suite et à ma frustration face au petit aliment rond, Shu ne put s'empêcher de rigoler. Vexée, lui donnais une tape sur l'épaule :
-Ne te fous pas de moi.
Mais cette réplique eut pour effet de le faire encore plus rire :
-C'est incroyable à quel point t'es susceptible. Attrape-là avec les doigts, et on en parle plus.
-Non ! Rétorquais-je, têtue. Je peux très bien y arriver avec des baguettes !
Après plusieurs tentatives vaines, je vis Shu se saisir d'une tomate cerise avec ses baguettes d'une facilité déconcertante. Un coup de chance, me dis-je. Mais quand je le vis faire de même avec deux autres alors que moi je n'y arrivait toujours pas, je pris une seule baguette, la saisis fermement et la plantais dans une tomate, affichant une expression de victoire face à Shu.
-Décidément tu n'aimes vraiment pas l'échec, me dit-il simplement.
-Encore moins face à toi, répliquais-je.
Shu me laissa manger les dernières tomates qui résidaient dans le plat.

-Dis, tu sais quel est le plus bel endroit ici ? Demandais-je à Shu.
-Non.
-Suis-moi alors.
Je l'entrainais donc à l'intérieur du pensionnat, montant les vingt étages à pied pour finalement atterrir sur le toit.
-La vue d'ici est imprenable, tu ne trouves pas ? M'extasiais-je.
-En effet ! Et en quel honneur me fais-tu connaître cet endroit ?
-Pour te remercier de ce que tu as fait pour moi aujourd'hui.
-Si ce n'est que ça, c'est rien ...
-Pour moi, ça n'est pas rien. Même les petites attentions sont importantes.
Détachant mon regard du ciel, je me retournais vers Shu le regard devenant d'un coup plus sérieux :
-Dis-moi ... où est passé le Shu de dimanche ? Aujourd'hui, ça n'est pas du tout le même. Je ne te reconnais plus, tu es une personne complètement différente du Shu que j'ai connu jusqu'à présent. Depuis ton arrivée, tu n'as fait que me suivre partout, me déblatérant de choses incensées sur moi et me criblant de questions. Depuis dimanche, tu ne m'a plus approché à moins de deux mètres. Et là, aujourd'hui, tu débarques à nouveau, tout sourire, m'apportant ton aide et un repas alors que je n'ai rien demandé. Je ne te reproche rien, mais je veux seulement comprendre, car je suis un peu perdue ...
-Disons qu'aujourd'hui, tu viens de découvrir le vrai Shu, celui qui se cachait derrière son masque depuis son arrivée. J'ai du vraiment te paraître importun à notre rencontre, et pour cela je m'en excuse. Il faut dire que j'ai toujours été très maladroit pour me lier aux gens. Mais je préfère te prévenir, tu pourrais encore avoir affaire au Shu masqué, même si j'aimerai que ça ne se reproduise plus jamais ...
Je crois bien que sa réponse me rendais encore plus perplexe qu'avant. Que voulait-il dire par « le Shu masqué » et « le vrai Shu » ? Serait-il comme moi, partagé entre plusieurs identités ? C'est à ce moment que je le sentis poser sa main sur mon épaule, une main chaleureuse :
-Laisse-moi te dire « merci » à toi aussi, me glissa-t-il doucereusement, d'une sincérité bouleversante.
Je ne compris pas trop pourquoi j'eus droit moi aussi à un merci, mais c'était toujours bon à prendre.
-Le portrait de cette ville vu d'ici est vraiment magnifique, constatai-je mélancoliquement, le regard dans le vague. C'est une des rares villes à ne pas encore avoir été touchée par la guerre qui terrasse le monde en ce moment.
-Ne parle pas de malheur, tu es beaucoup trop pessimiste. Il faudrait plutôt dire : « cette ville fait partie de celles qui ne seront jamais touchées par la guerre ».
-J'ai un esprit beaucoup trop réaliste pour penser de la sorte ... ripostais-je. Je préfère regarder la vérité en face plutôt que de tout idéaliser.
Sentant que cette discussion plombait l'ambiance, je me résolvais à rejoindre ma chambre, exténuée.

Étendue sur mon lit, je continuais à laisser dériver mon esprit sur un radeau complètement perdu en mer pendant qu'une tempête faisait rage. Shu. Peut-être était-il la seule personne capable de me sauver de ce naufrage, mais si je ne faisais pas attention, je pouvais aussi y perdre la vie. A choisir, cela semblait être évident, pourtant mon coeur oscillait. Avant même que je ne m'en soit aperçue, des liens s'étaient tissés entre nous. Des liens inébranlables que même une tempête digne de ce nom ne pourrait détruire ; mais par contre, c'était ces liens qui risquaient de me détruire, moi. C'est alors qu'un déclic surgit : la même sombre et profonde prémonition que ma première rencontre avec Shu.